Contre eux, contre ces pragmatistes qui sont persuadés que rien ne peut ou ne pourra naître de la recherche universitaire, j'en appelle à l'ancien humanisme chrétien d'un saint Augustin, dont la devise était Telle, lege : empare-toi du livre, et lis-le. Il est l'antidote à ceux de nos contemporains qui vident les livres de toute signification, de tout contenu, car saint Augustin croyait qu'un objet-qu'il s'agisse d'un livre, ou aujourd'hui d'un film, d'une chanson- qu'un artefact extérieur à mon corps avait la puissance de me conduire à un lien qui changerait mon âme. La triste réalité, cependant, c'est qu'aujourd'hui beaucoup trop d'enseignants croient que le meilleur usage que l'on puisse faire des oeuvres d'art est d'inculquer de la morale-qu'on puisse s'en servir comme les tablettes sur lesquelles Dieu avait inscrit les dix commandements-et non qu'elles puissent bouleverser nos vies de façon imprédictible, jusqu'à nous faire pénétrer dans une nouvelle existence. Il est certain qu'une personnalité religieuse comme celle de saint Augustin, dont les Confessions enregistrent jugements, erreurs et faux-pas-pour ne pas dire péchés-ne saurait constituer le type de l'universitaire moderne le plus répandu. Il restait trop désireux de faire voir en quoi sa vie démontrait un comportement aveuglé par l'inconstance du discernement. Pire encore, il demeurait trop intimement convaincu que les livres étaient en lien avec la vie. La lecture d'une biographie d'Athanase l'avait conduit à chercher une voie nouvelle pour son existence. Tout cela nous fait penser à un autre penseur rebelle, Montaigne. Mais ils sont bien trop nombreux à penser aujourd'hui que le savoir se réduit à une affaire de postes et de promotions. Si nous devions redonner vie aux humanités, nous cesserions de vouloir les confiner dans des récipients hygiéniquement scellés, et nous laisserions les idées, les méthodes, les matériaux qu'ils retiennent se répandre les uns sur les autres et nous traverser. Au cours des trente dernières années, en même temps que "correct" devenait le mot clé, la logique des comportements a consisté à apprendre comment montrer aux autres que l'on appartenait à un groupe défini, à un groupe professionnel par exemple. Quels sont donc les indices qui prouvent que je suis membre à part entière de telle identité collective? Nous avons délaissé le savoir cultivé pour lui-même au profit des démonstrations d'identité. Ce remplacement d'une valeur par une autre a pesé lourd sur l'éducation, qui attire des gens qui ignorent ce que les institutions d'enseignement ont à offrir, mais qui espèrent qu'entreprendre une formation modifiera certains aspects d'eux-mêmes. Les enseignants en sont de plus en plus souvent venus à diaboliser l'état d'ignorance. Ceci est très dérangeant pour tous ceux d'entre nous qui proviennent de foyers où l'apprentissage par les livres n'était pas très haut placé dans l'échelle des valeurs. Étrangement, on fait peu de crédit au rôle des étudiants-on n'entend guère: "Laissez venir à moi les petits enfants"- et l'on ne perçoit plus que l'évaluation rationnelle de la plus-value économique qui provient du fait d'être éduqué. l'idée que ceux qui ne le sont pas encore, les étudiants, auraient quoi que ce soit à apprendre aux enseignants, alors qu'il arrive pourtant que leur toute première rencontre avec les oeuvres d'art fasse jaillir des étincelles, cette idée-là a disparu corps et bien. Être éduqué, c'est entrer en possession d'un certain nombre de biens, se faire remettre les clefs de la tour où s'est cloîtrée toute une élite professionnelle. Ne soyons donc pas surpris de voir les livres se vider de leur contenu pour devenir des signes de prestige. Mais le temps de la réforme est venu.
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Dans le secteur des humanités, il va nous falloir nous débarrasser d'une attitude complaisante à l'égard du système, que celle-ci soit le fait des administrateurs, ou bien de nous-mêmes (comme c'est le cas, dans une large mesure). Il faut nous préparer à nous expliquer, et à ne rien trouver d'insultant à ce qu'on nous le demande, cesser de nous complaire dans l'impuissance esthétisée qui est devenue notre quotidien. Et nous devons oser examiner de nouveaux objets, développer de nouvelles théories. Les chercheurs doivent s'opposer à cette attitude iconoclaste vis à vis des livres et des oeuvres d''art qui a fini par dominer les humanités. Il nous faut redevenir sensibles à l'art, et montrer comment l'interaction des lecteurs, spectateurs, auditeurs peut susciter la sorte d'expérience qui permet à l'âme d'accéder à la gloire d'un instant. L'expérience est pour les humanités ce que l'expérimentation est pour les sciences, les événements clés que nous cherchons à explorer. Si au coeur des humanités réside la question du jugement, il s'agit d'y apprécier ce que notre relation aux objets de l'art peut recéler d'inouï. Quand nous serons disposés à nous en expliquer, et lorsque nous serons prêts à refaire connaissance avec l'oeuvre d'art, c'est à dire lorsque nous poserons à nouveau les yeux sur le prix de l'expérience esthétique, nous trouverons les étudiants et le soutien dont nous avons un besoin si désespéré pour mener à bien notre mission.
Lindsay Waters, L'éclipse du savoir, Allia, Paris, 2008, p.119-121 et p. 136-137.