Jansénisme et Inquisition
(résumé de la conférence du 13 mars 2007)
« L’Inquisition et
Les néologismes de « janséniste » (1643), pour désigner un partisan de Cornelius Jansen, dit Jansénius, docteur en théologie à la faculté de Louvain, et de « jansénisme » (1649), n’apparaissent qu’à la suite des condamnations romaines de l’Augustinus de Jansenius et au cours de la polémique qu’elles engendrent en France. Indirectement, avec le relai des libelles jésuites, ils ont été ainsi en quelque sorte générés par l’Inquisition.
L’Inquisition romaine a accordé un traitement de faveur au jansénisme. Selon une procédure exceptionnelle à l’origine qui va devenir ordinaire à partir de 1651, l’examen des propositions suspectées d’hérésie est de moins en moins confié au personnel habituel et complet du Saint-Office, et de plus en plus aux membres, peu nombreux et institutionnellement choisis, d’une commission particulière, extraordinaire ou générale, une congrégation de l’Inquisition instituée spécialement, comme cela avait été le cas au moment des affaires de Auxiliis gratiae.
La longévité de l’association est remarquable : elle court du concile de Trente, pour les prémisses à
La fertilité des relations est considérable. Pour la seconde moitié du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle, les livres jansénistes (particulièrement d’auteurs français) représentent un pourcentage significatif de l’ensemble des ouvrages mis à l’Index à la même époque : autour de 10% de 1641 à 1712 puis autour de 30% de 1713 à
Comme beaucoup de couples passionnels, les disputes sont tout aussi exemplaires. Elles permettent d’illustrer toutes les modalités, difficultés et subtilités auxquelles se heurtent, à l’époque moderne, la définition de l’hérésie et le jugement d’un texte dont le statut se situe à mi chemin entre la théologie, la polémique et l’histoire, en l’occurrence l’Augustinus, publié pour la première fois à Louvain en 1641. En réalité, ces trois in-folio sont une réponse augustinienne tardive aux questions sur la grâce soulevées lors des précédentes controverses de Auxiliis gratiae. Controverses qui avaient divisé les dominicains espagnols et les jésuites et que le pape à l’issue des nombreuses congrégations chargées d’examiner le différend, n’avait pas voulu trancher autrement qu’en imposant le silence aux deux ordres en 1625. Sans doute, la mort de Jansenius, survenue le 6 mai 1638---l’auteur ne put ainsi jamais s’expliquer ou se rétracter, selon la procédure normale--- n’est-elle pas étrangère à la démultiplication de problèmes de sens qui a caractérisé le nouveau différend : sens des propositions, sens du livre, sens de l’auteur, authenticité matérielle et formelle (proposition par rapport au livre et réciproquement), authenticité nominale (livre par rapport à l’auteur), authenticité doctrinale (auteur par rapport à la tradition augustinienne et du dogme) comme l’a détaillé Bruno Neveu.
Enfin, divorce oblige, l’évolution des disputes s’est soldée, dans la durée, par un renforcement et une clarification des positions qui étaient restées floues et empiriques au XVIIe siècle : du côté de l’Inquisition, l’autorité affirme sa nature infaillible et son étendue universelle sous la souveraineté du pape, du côté des jansénistes, la résistance rejette précisément cette autorité et se confond de plus en plus avec les forces anticurialistes.
La longue chaine des condamnations élaborées par l’Inquisition romaine permet de suivre les tribulations du sens en lequel doit être entendue « l’hérésie » janséniste. Son fil conducteur, comme l’ont montré Bruno Neveu, Lucien Ceyssens ou Jean Orcibal, est le point de l’obéissance d aux décrets de l’autorité inquisitoriale et non une définition théologique et canonique de l’hérésie dans la rigueur du terme (opiniâtreté à défendre une proposition en contradiction avec la vérité révélée).
La scène originelle de la rencontre entre l’Inquisition romaine et le jansénisme pendant la séquence 1641-1643 est fondamentale, car elle détermine en grande partie l’engrenage de la suite des procédures. Elle ne se situe pas sur le terrain dogmatique, là est le point essentiel à souligner. Les bulles et brefs d’Urbain VIII ne font, en effet, que répéter les décisions pontificales de 1607-1625 interdisant de traiter des questions de Auxiliis gratiae. La confrontation n’est même pas véritablement première, en réalité, puisque la bulle In eminenti s’appuie également sur les précédentes condamnations de Michel Baïus, défenseur de la toute-puissance de Dieu et doyen de l’université de Louvain, par Pie V, en 1567, et par Clément XIII, en 1579. Ces dernières avaient pour particularité d’être demeurées abstraites, sans référence à des ouvrages précis, ni même au vénérable auteur qui avait assisté aux dernières sessions du Concile de Trente et qui avait fini, du reste, par se rétracter.
La polémique s’est enflammée autour de l’Augustinus dès la sortie des premiers feuillets d’épreuves et a poussé le pape Urbain VIII à faire examiner l’ouvrage de feu l’évêque d’Ypres, accusé par les jésuites, notamment dans leurs thèses du 22 mars 1641, d’être un hérétique plus dangereux que Luther et Calvin réunis. Pour mettre fin à l’agitation, le Saint-Office fait paraître, le 1er août 1641, un décret prohibant l’Augustinus et tous les ouvrages écrits aussi bien pour le combattre que pour le défendre, au double motif de contravention aux décrets de Paul V et d’Urbain VIII interdisant les disputes sur la grâce et de « scandale public ».
L’inefficacité du nouveau décret, notamment face à la résistance des Conseils de Bruxelles qui empêchent son application, impose l’idée de la nécessité d’une bulle dogmatique au sein des membres du Saint-Office, surtout sous l’impulsion de l’assesseur Francesco Albizzi, juriste lié à
A partir de 1643, peu après la publication de
Le sens dans lequel sont condamnées les cinq propositions reste ainsi parfaitement énigmatique. Ce sera la source de la fameuse controverse de plus d’un demi siècle contre laquelle l’Inquisition romaine choisit de réagir par la force, en réaffirmant la compétence du juge et en réclamant l’exécution de la sentence. Devant la résistance des jansénistes qui refusent d’attribuer les propositions à Jansenius, Alexandre VII, dans la bulle Ad sacram beati Petri sedemAugustinus et qu’elles ont été condamnées dans le sens auquel cet auteur les a expliquées. » Mais elle en reste, pour ce qui est de la définition de leur caractère litigieux, à la constitution de son prédécesseur Innocent X, ce qui revient à éluder, une fois encore le problème du contenu dogmatique. du 16 octobre 1656, déclare que « les cinq propositions ont été tirées du livre du même Cornelius Jansenius, évêque d’Ypres, intitulé
Cette nouvelle constitution dogmatiquement vide marque la naissance de « l’hérésie jansénienne », selon l’expression qu’emploie Alexandre VII dans son Bref aux évêques en 1663. Elle entraine également des conséquences pratiques : la nécessité d’ôter « tous les subterfuges et les prétextes de désobéissance ». Elle conduit à exiger du clergé, tant séculier que régulier, religieuses comprises, par la signature d’un Formulaire pontifical. Ce dernier prévoit une condamnation « sincère » des cinq propositions « dans le sens de l’auteur ». Le serment exigé se rapporte ainsi avant tout à des données intérieures soustraites à une appréciation objective. Il provoque une telle résistance, que Louis XIV qui l’avait pourtant attendu avec impatience, finit par demander son abandon à Clément IX en 1668.
La paix de l’Église ne parviendra à se rétablir en 1669 que par le retour tacite à la distinction entre le « fait » (provenance et auteur) et le « droit » (sens selon l’auteur). Les jansénistes garderont un silence respectueux sur le « fait » ainsi distingué du « droit » puisqu’ils défendent la thèse que les cinq propositions ne se trouvent pas dans l’Augustinus. Mais le calme ne dure guère, notamment en raison des développements de la querelle sur la morale pratique, le rigorisme et le laxisme, à Louvain. Ces disputes, aggravées au tournant du siècle, par une sourde bataille d’historiens autour de la mémoire des luttes religieuses du Grand Siècle, débouchent en France sur la crise du « cas de conscience ». Celle-ci est déclenchée par le problème concret de la conduite à tenir face à un pénitent à l’attitude janséniste caractérisée, question qui est soumise aux théologiens de
Face à autant d’ambigüités, les contestations, loin de s’apaiser, ne pouvaient que s’enflammer davantage. Au cours de la polémique, l’oratorien Pasquier Quesnel, dont plusieurs ouvrages ont déjà été mis à l’Index, devient le successeur tout désigné du grand Arnauld à la tête du parti et cela avec d’autant plus d’évidence qu’il a rejoint son maître dans son exil à Utrecht et qu’il s’est illustré dans la défense de sa mémoire. Ses Réflexions Morales sur le Nouveau Testament en français dont il a entrepris l’édition dès 1678 sont dénoncés par deux fois au Saint-Office, en 1692-1693 et en 1699. L’ouvrage est condamné par un bref le 13 juillet 1708, mais Louis XIV fait pression pour avoir une constitution claire et définitive contre le livre dont il redoute visiblement qu’il ravive la sécession janséniste. Le 1er février 1712, le cardinal Fabroni institue une nouvelle commission spéciale (8 théologiens et 5 cardinaux) pour examiner 155 propositions. Jusqu’en décembre, les théologiens se réunissent 22 fois au couvent de
La première mesure de résistance des jansénistes va être de traduire, de commenter et de diffuser massivement la bulle Unigenitus afin d’en appeler au jugement du public, notamment dans l’écrit intitulé les Hexaples qui fait référence à l’Écrit à trois colonnes publié lors de la précédente affaire des cinq propositions. A une échelle plus modeste, cette stratégie d’appel au tribunal du public avait déjà été utilisée au XVIIe siècle, notamment au moyen du Journal de Monsieur de Saint-Amour entièrement consacré aux tractations romaines autour de la bulle Cum occasione.
Le refus de l’Inquisition de donner des explications sur la bulle Unigenitus, pourtant demandées par l’Assemblée du clergé de France, va provoquer la plus formidable crise jamais provoquée par la réception et l’application d’une constitution romaine, suscitant une foule d’écrits polémiques qui seront à leur tour mis à l’Index, surtout dans la première moitié du XVIIIe siècle mais également au-delà, en langue italienne principalement. [Parmi les livres condamnés tardivement, il faut mentionner le livre de l’abbé François Philippe Mésenguy, Exposition de la doctrine chrétienne paru en 1744 et mis à l’Index en 1755. La traduction italienne fera encore l’objet d’une congrégation générale le 28 mai 1761. Après moult délibérations, les cardinaux inquisiteurs généraux condamneront et réprimeront l’ouvrage comme contenant des propositions respectivement « fausses, captieuses, malsonnantes, scandaleuses, dangereuses, suspectes, téméraires, contraires aux décrets apostoliques et à la pratique de l’Église, et semblables à des propositions déjà condamnées et prescrites par l’Église » mais, chose remarquable, sans évoquer l’hérésie janséniste. C’est le parti janséniste qui se chargera de rendre publique cette procédure par un Mémoire justificatif en 1763 soumettant au jugement du public, selon la démarche devenue habituelle, les 45 propositions distribuées aux consulteurs, et allant jusqu’à se permettre des observations sur le bref du pape. Sans doute faudrait-il mettre ce cas en rapport avec la censure soigneusement préparée par le Saint-Office mais jamais promulguée du bréviaire parisien de 1736, rédigé par Mésenguy, Vigier et Coffin et accusé de favoriser les erreurs de Baïus, Jansenius et Quesnel. L’ironie de l’histoire veut que Mgr de Vintimille qui avait commandité le bréviaire soit connu pour son action antijanséniste dans le diocèse de Paris ! Sans doute également le pontificat de Benoit XIV est-il marqué par une attitude de prudente libéralité à l’égard de ce qu’il appelle « les différentes opinions » des écoles---les thomistes, les augustiniens et les molinistes, trois manières d’accorder la liberté de l’homme avec la toute-puissance de Dieu. Cette politique le conduit en 1748 à « interpeller et admonester » publiquement le grand inquisiteur d’Espagne à propos de la mise à l’Index, l’année précédente, de deux ouvrages anciens du cardinal Noris, de l’ordre des Hermites de saint Augustin, pourtant lavé du soupçon de baianisme et de jansénisme puisqu’il avait été placé par Innocent XII au suprême Tribunal de l’Inquisition romaine. La querelle janséniste finit par atteindre le cœur même de l’Inquisition et à y introduire le venin de tensions.]
La bulle Auctorem fidei contre les actes du synode de Pistoie réuni par l’évêque Scipione Ricci en septembre 1786, bulle signée par le pape Pie VI le 28 août 1794, jour de la saint Augustin, est généralement considérée comme le dernier acte sur lequel se clôt la querelle janséniste. S’il est vrai que le synode a ravivé un point essentiel de l’imbroglio janséniste en réaffirmant le bienfondé du silence respectueux et de la distinction du « fait » et du « droit », la bulle s’attache beaucoup plus aux questions ecclésiologiques et juridictionnalistes. Elle les mêle aux erreurs dogmatiques classiquement condamnées chez Baïus, Jansénius et Quesnel, mais également, il faut le noter, aux hérésies protestantes. Attribuée pour l’essentiel au cardinal Gerdil, considéré pourtant comme un modéré, c’est la constitution antijanséniste la plus précise et la plus tranchante-les censures étant portées sur chacune des propositions et non plus in globo. Mais elle assimile désormais le jansénisme aux forces réformistes anticurialistes. L’hérésie vide de contenu s’est remplie d’une autre hérésie riche de sous-entendus historiques en 1794. Comme les Nouvelles ecclésiastiques du 28 janvier 1796 le soulignent pour s’en moquer, cette censure cardinalice a duré trois ans et demi. Il a fallu en effet le lent travail de trois congrégations particulières, entre février 1789 et mai 1793, pour aboutir au texte final des 85 articles concernant l’autorité et la constitution de l’Église (1-15), la théologie dogmatique (16-26), la sacramentaire (27-60), la pastorale (61-79), la réforme des ordres religieux (80-85), la convocation d’un synode national (85). La seconde s’est déroulée en même temps que la congrégation particulière pour les affaires de France formée pour juger des réponses à fournir à la cour de France, au sujet de